HOMÉLIE 39

 

Prononcée devant le peuple dans la basilique du bienheureux Jean, dite Constantinienne

 

Lecture de l'évangile de Luc : (19, 41-47)

En ce temps-là, comme Jésus approchait de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle et il dit : "Ah! si tu avais reconnu, toi aussi, au moins en ton jour, ce qui pouvait t'apporter la paix; mais cela a été caché à tes yeux. Viendront sur toi des jours où tes ennemis t'environneront de tranchées, et ils t'enfermeront et te serreront de toutes parts; ils te renverseront par terre, toi et tes enfants qui sont en tes murs. Et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu étais visitée."

Puis, entré dans le Temple, il se mit à en chasser les vendeurs et les acheteurs, en leur disant : "Il est écrit : Ma maison est une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de brigands."

Et chaque jour, il enseignait dans le Temple.

 

Cette courte lecture du saint évangile, je ne veux en faire, si possible, qu'un court commentaire, pour laisser davantage de temps à la réflexion de ceux qui savent penser beaucoup à partir de peu.

Que la destruction de Jérusalem annoncée par le Seigneur en larmes fût celle réalisée par les empereurs romains Vespasien et Titus, tous ceux qui ont lu l'histoire de cette destruction le savent. Ce sont bien les chefs romains que notre Rédempteur désigne en disant : "Viendront sur toi des jours où tes ennemis t'environneront de tranchées, et ils t'enfermeront et te serreront de toutes parts; ils te renverseront par terre, toi et tes enfants qui sont en tes murs." Ce que le texte ajoute aussi : "Et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre" est attesté par le déplacement de la cité : la première Jérusalem a bien été entièrement détruite, comme le dit notre évangile, puisque la nouvelle se trouve maintenant rebâtie au lieu où le Seigneur avait été crucifié, en dehors des portes [de l'ancienne ville].

La suite du texte nous indique le péché pour lequel Jérusalem se voit condamnée à cette destruction : "Parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu étais visitée." Car le Créateur de toutes choses a daigné visiter cette ville par le mystère de son Incarnation, sans qu'elle se soucie de le craindre ou de l'aimer. C'est en voyant cela que le prophète appelle même les oiseaux du ciel à témoigner contre la dureté du cÏur humain : "Le milan dans le ciel, dit-il, connaît sa saison; la tourterelle, l'hirondelle et la cigogne observent le temps de leur migration; mon peuple, lui, ne connaît pas le droit du Seigneur." (Jr 8,7)

Mais il nous faut d'abord rechercher ce que signifient ces mots : "Voyant la ville, il pleura sur elle et il dit : ÐAh! si tu avais reconnu, toi aussi.ð" Le Rédempteur a en effet pleuré à l'avance la ruine de cette cité perfide, qu'elle-même ignorait devoir survenir. Aussi est-ce bien à propos que le Seigneur en larmes lui dit : "Ah! si tu avais reconnu, toi aussiÉ", sous-entendu : "Étu pleurerais, puisque tu ne te réjouis maintenant que par ignorance de ce qui te menace." Et il ajoute : "Au moins en ton jour, ce qui pouvait t'apporter la paix." Car pendant que Jérusalem se livrait aux voluptés de la chair sans prévoir les maux à venir, elle avait en son jour tout ce qui pouvait lui apporter la paix. La raison pour laquelle les biens qu'elle avait alors contribuaient à sa paix lui est indiquée ensuite : "Mais cela a été caché à tes yeux." En effet, si les malheurs qui la menaçaient n'avaient pas été cachés aux yeux de son cÏur, elle ne se serait pas réjouie dans les prospérités qu'elle connaissait alors. Le texte continue par la description des châtiments que, comme je l'ai dit, les empereurs romains allaient faire fondre sur la ville.

2. L'évangile ajoute ce que fit le Seigneur après avoir décrit ces châtiments : "Entré dans le Temple, il se mit à en chasser les vendeurs et les acheteurs, en leur disant : ÐIl est écrit : Ma maison est une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de brigands.ð" Que notre Rédempteur ait exposé les malheurs à venir et soit entré aussitôt après dans le Temple pour en chasser les vendeurs et les acheteurs, nous fait bien comprendre que la ruine du peuple est due principalement à la faute des prêtres. En frappant les vendeurs et les acheteurs dans le Temple juste après avoir décrit la destruction de Jérusalem, le Seigneur a montré, par son action même, où se trouve la cause de cette catastrophe.

Un autre évangéliste nous apprend qu'on vendait des colombes dans le Temple (cf. Mc 11, 15). Et que signifient les colombes, sinon le don de l'Esprit ? Notre Rédempteur fait sortir les vendeurs et les acheteurs du Temple, parce qu'il condamne aussi bien ceux qui imposent les mains contre un présent que ceux qui essayent d'acheter le don de l'Esprit. Puis il ajoute ces quelques mots au sujet du Temple : "Ma maison est une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de brigands." Car il est bien évident que ceux qui demeuraient dans le Temple pour gagner de l'argent s'efforçaient de blesser ceux qui ne leur en donnaient pas. La maison de prière était donc devenue une caverne de brigands, puisqu'ils avaient pris l'habitude de se rendre au Temple à seule fin de persécuter physiquement ceux qui ne leur donnaient pas d'argent ou de faire mourir spirituellement ceux qui leur en donnaient.

Mais parce que notre Rédempteur ne refuse pas même aux indignes et aux ingrats la parole de sa prédication, aussitôt après avoir rétabli la rigueur de sa discipline en chassant les méchants, il fait paraître le don de sa grâce, comme l'ajoute la suite du texte : "Et chaque jour, il enseignait dans le Temple."

Nous avons ainsi brièvement parcouru cet évangile en expliquant son sens littéral.

3. Mais puisque nous savons que Jérusalem se trouve maintenant détruite et changée par sa destruction en une cité meilleure, puisque nous avons appris que les brigands ont été chassés du Temple et que le Temple lui-même a été abattu, il nous faut tirer en nous quelque comparaison de ces événements extérieurs, et nous inspirer du renversement de ces édifices faits de murs pour redouter la ruine de nos mÏurs.

"Voyant la ville, il pleura sur elle et il dit : ÐAh! si tu avais reconnu, toi aussi.ð" Il a répandu ses larmes une fois, quand il a annoncé que la ville allait être détruite; mais notre Rédempteur ne cesse aussi d'en répandre chaque jour par l'intermédiaire de ses élus, lorsqu'il voit certaines personnes abandonner leur vie sainte pour adopter des mÏurs de réprouvés. Ainsi pleure-t-il sur des gens qui ne savent pas pourquoi on doit les pleurer, car d'après les paroles mêmes de Salomon, "ils se réjouissent à faire le mal et se complaisent dans les pires actions" (Pr 2,14). S'ils connaissaient la damnation qui les menace, ils mêleraient leurs larmes à celles des élus pour pleurer sur eux-mêmes.

La phrase qui suit convient bien à une âme qui se perd : "Au moins en ton jour, ce qui pouvait t'apporter la paix; mais cela a été caché à tes yeux." L'âme pervertie a son jour ici-bas quand elle trouve sa joie en ce temps qui passe. Ce dont elle dispose peut lui apporter une certaine paix : elle met toute sa joie dans les choses temporelles, elle s'enorgueillit des honneurs, elle s'amollit dans les plaisirs de la chair, et elle ne craint aucunement les peines à venir; bien qu'ayant en tout cela une certaine paix en son jour, c'est l'écrasante horreur de sa damnation qu'elle aura à subir au jour de l'adversité. Car elle sera affligée en ce jour où les justes se réjouiront. Et tout ce qui contribue maintenant à sa paix se changera alors pour elle en un sujet d'amer reproche, parce qu'elle se mettra à se reprocher de n'avoir pas redouté la damnation qui l'afflige, et d'avoir fermé les yeux de son âme à ces malheurs à venir, pour ne pas les voir. D'où la parole que le Seigneur lui adresse : "Mais cela a été caché à tes yeux." L'âme pécheresse, tout adonnée aux choses présentes et amollie par les voluptés terrestres, se dissimule les malheurs à venir, puisqu'elle refuse de penser par avance à un futur qui lui gâche sa joie présente. Mais n'est-ce pas se jeter dans le feu les yeux fermés que de s'abandonner ainsi aux charmes de la vie présente ? D'où le mot si juste de l'Ecriture : "Au jour du bonheur, n'oublie pas le malheur." (Si 11,25). Dans le même sens, Paul déclare : "Que ceux qui se réjouissent soient comme s'ils ne se réjouissaient pas." (1 Co 7,30). Car il nous faut vivre les joies que nous pouvons rencontrer dans la vie présente sans jamais oublier l'amertume du jugement à venir, en sorte que transpercée par la crainte du châtiment final, l'âme apaise d'autant mieux la colère qui va suivre qu'elle tempère sa joie présente. N'est-il pas écrit : "Heureux l'homme qui est continuellement dans la crainte! Mais celui qui a un esprit endurci tombera dans le malheur." (Pr 28,14). En effet, le poids de la colère [de Dieu] sera d'autant plus lourd à porter lors du jugement à venir qu'on le redoute moins maintenant au milieu même de ses péchés.

4. Le texte poursuit : "Viendront sur toi des jours où tes ennemis t'environneront de tranchées." Existe-t-il de plus grands ennemis de l'âme humaine que les esprits malins qui viennent l'assiéger au moment où elle sort de son corps, après l'avoir excitée par des délectations trompeuses lorsqu'elle vivait dans l'amour de la chair ? Ils l'environnent de tranchées en remettant sous les yeux de son âme les fautes qu'elle a commises et en s'efforçant de l'entraîner dans leur commune damnation, en sorte que surprise en ses derniers instants, tout en voyant par quels ennemis elle est cernée de toutes parts, elle ne puisse pourtant pas trouver d'issue pour s'échapper, parce qu'elle ne peut plus accomplir le bien qu'elle a refusé de faire lorsqu'elle le pouvait.

C'est encore au sujet de ces esprits qu'on peut comprendre la suite du texte : "Ils t'enfermeront et te serreront de toutes parts." Les esprits malins serrent l'âme de toutes parts quand ils viennent lui rappeler les fautes qu'elle a commises non seulement en actions, mais aussi en paroles et même en pensées : l'âme qui ici-bas en a pris à son aise dans le péché de bien des manières se trouve ainsi, en ses derniers instants, serrée de tous les côtés lors du châtiment.

Le texte poursuit : "Ils te renverseront à terre, toi et tes enfants qui sont en tes murs." L'âme est abattue à terre par la pensée de ses fautes lorsque sa chair, qu'elle croyait être toute sa vie, est menacée de retourner bientôt en poussière. Ses enfants tombent dans la mort quand les desseins mauvais auxquels l'âme donne maintenant le jour s'évanouissent dans le châtiment où vient finir sa vie, selon qu'il est écrit : "En ce jour-là, tous leurs desseins périront." (Ps 146,4). Ces desseins endurcis peuvent être aussi signifiés par les pierres. En effet, le texte poursuit : "Et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre." Quand une âme perverse ajoute à une pensée perverse une autre qui l'est plus encore, que fait-elle, sinon poser une pierre sur une pierre ? Mais une fois la ville détruite, on n'y laisse pas pierre sur pierre, car lorsque l'âme est conduite à son châtiment, toute la construction de ses pensées se disperse.

5. La cause de ce châtiment nous est indiquée dans la suite : "Parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu étais visitée." Le Dieu tout-puissant a coutume de visiter chaque âme pécheresse de multiples façons. Il la visite sans relâche par ses commandements, parfois par une épreuve, parfois encore par un miracle, en sorte qu'elle entende les vérités qu'elle ignorait, et - si malgré cela elle demeure pleine d'orgueil et de mépris - qu'elle revienne [à Dieu] dans la douleur de la componction1, ou bien, vaincue par les bienfaits, qu'elle rougisse du mal qu'elle a commis.

Mais parce que cette âme n'a pas reconnu le temps où elle était visitée, elle est livrée à la fin de sa vie à des ennemis dont elle sera obligée, par un jugement de damnation éternelle, de partager à jamais la société. L'Ecriture le dit ailleurs : "Lorsque tu vas te présenter avec ton adversaire devant le magistrat, tâche, en chemin, de te libérer de lui, de peur qu'il ne te traîne devant le juge, et que le juge ne te livre à l'exacteur2, et que l'exacteur ne te jette en prison." (Lc 12,58). Notre adversaire sur le chemin est la parole de Dieu, qui s'oppose à nos désirs charnels en la vie présente. S'en libérer, c'est se soumettre avec humilité à ses commandements. En cas de refus, l'adversaire livrera au juge, et le juge à l'exacteur, c'est-à-dire que le pécheur se trouvera convaincu de sa faute devant le tribunal du Juge par son mépris pour la parole du Seigneur. Le Juge le livre à l'exacteur, car il permet à l'esprit malin d'entraîner cette âme au châtiment, afin que cet esprit force à le suivre au supplice celle qui s'est volontairement entendue avec lui pour pécher. L'exacteur jette le pécheur en prison, puisque l'esprit malin l'expédie violemment en enfer en attendant le jour du jugement, à partir duquel ils seront torturés ensemble dans les flammes de l'enfer.

6. Après avoir décrit la ruine de la cité, où nous avons reconnu la perte de l'âme, le texte ajoute aussitôt : "Puis, entré dans le Temple, il se mit à en chasser les vendeurs et les acheteurs." Ce que le Temple de Dieu était dans la cité, la vie des religieux l'est dans le peuple fidèle. Or il n'est pas rare qu'on prenne l'habit religieux et qu'on reçoive la charge des saints ordres, puis qu'on détourne ses fonctions ecclésiastiques pour en faire un commerce tout terrestre. Les vendeurs dans le Temple sont ceux qui se font payer ce qui revient en droit à certains. Car c'est vendre la justice que de la rendre moyennant finance. Et les acheteurs dans le Temple sont ceux qui, refusant de rendre au prochain ce qu'ils lui doivent et dédaignant de faire ce que leur commande la justice, rachètent leur péché en donnant de l'argent à des protecteurs. Le Seigneur a bien raison de leur dire : "Ma maison est une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de brigands" : comme ce sont souvent des hommes pervers qui occupent les charges ecclésiastiques, le glaive de leur malice donne la mort à leurs proches, alors que l'intercession de leur prière aurait dû les vivifier.

7. Le Temple et la maison de Dieu représentent aussi l'âme et la conscience des fidèles. Les pensées mauvaises que l'âme conçoit parfois contre le prochain, lorsqu'elles percent les innocents de leur glaive, sont un peu comme des brigands dans leur caverne, qui tuent ceux qui passent sans méfiance. Car l'âme des fidèles n'est plus une maison de prière, mais une caverne de brigands, quand s'étant détournée de l'innocence et de la sainte simplicité, elle s'efforce de trouver un moyen de nuire au prochain.

Mais puisqu'à travers la sainte Écriture, nous sommes instruits sans cesse contre toutes ces méchancetés par les paroles de notre Rédempteur, c'est que continue à se réaliser jusqu'à présent ce qui, d'après notre évangile, se passait alors : "Et chaque jour, il enseignait dans le Temple." Car lorsque la Vérité apprend en détail à l'âme des fidèles comment se détourner du mal, elle enseigne chaque jour dans le Temple.

Sachons-le cependant, les paroles de la Vérité ne peuvent nous instruire vraiment que si nous considérons sans cesse avec crainte les malheurs ultimes qui nous menacent, selon ce que déclare un sage : "Dans toutes tes Ïuvres, souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras jamais." (Si 7,36). Oui, nous devons penser chaque jour à ce que nous avons entendu par la voix même de notre Rédempteur : "Au moins en ton jour, ce qui pouvait t'apporter la paix; mais cela a été caché à tes yeux." Car pendant que le Juge rigoureux patiente sans laisser encore retomber sa main pour frapper, pendant le peu de temps où nous demeure encore un semblant de sécurité avant le règlement de compte final, nous devons penser aux malheurs qui vont suivre, gémir en y pensant, les éviter en gémissant; et il nous faut considérer sans cesse les péchés que nous avons commis, pleurer en les considérant, et les effacer en pleurant. Ne nous laissons amollir par aucune de ces joies dues à une prospérité passagère, ni boucher les yeux de l'âme par les choses qui passent, ni conduire par elles en aveugles au feu [de l'enfer]. Car si l'on y pense sérieusement, on peut découvrir par la bouche de la Vérité quel poids a le reproche adressé au négligent insoucieux de l'avenir : "Au moins en ton jour, ce qui pouvait t'apporter la paix; mais cela a été caché à tes yeux."

8. Il faut bien considérer quelle terreur accompagnera l'heure de notre mort, quel tremblement d'esprit, quel souvenir de toutes nos mauvaises actions! Il sera bien oublié, alors, le bonheur passé! Mais quelle crainte, quelle appréhension devant le Juge! Quel plaisir peut-on donc mettre dans les biens présents, quand tous doivent passer en un seul et même instant, sans que puisse passer le châtiment qui nous menace, quand ce que nous aimons est appelé à disparaître complètement, pour faire place à une souffrance qui ne disparaîtra jamais ? Les esprits malins recherchent en l'âme mourante ce qu'ils y ont accompli; ils lui rappellent les fautes qu'ils lui ont inspirées afin de l'attirer en leur compagnie dans les tourments.

Mais pourquoi ne parlons-nous ici que des âmes pécheresses, alors que les esprits malins vont aussi au-devant des élus mourants pour y trouver, s'ils le peuvent, quelque chose qui leur appartiendrait ? Or il n'y a jamais eu qu'un homme à pouvoir dire hardiment avant sa Passion : "Je ne m'entretiendrai plus beaucoup avec vous, car voici venir le prince de ce monde, et il n'a rien en moi." (Jn 14,30). En effet, le prince de ce monde, voyant que le Christ était un homme mortel, s'imagina qu'il pourrait trouver en lui quelque chose qui lui appartînt. Mais c'est sans aucun péché qu'il sortit de ce monde de corruption, celui qui était venu sans péché dans le monde.

Pierre lui-même n'a pas osé se vanter que le prince de ce monde n'ait rien en lui, et il avait pourtant mérité d'entendre : "Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le Ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel." (Mt 16,19). Paul n'a pas davantage osé s'en vanter, et il parvint cependant jusqu'aux arcanes du troisième ciel avant même de mourir (cf. 2 Co 12,2). Jean non plus n'en a pas eu l'audace, bien qu'il ait reposé sur la poitrine du Rédempteur, lors de la Cène, en sa qualité de disciple le plus aimé (cf. Jn 21,20). Puisque le prophète affirme : "Voici que j'ai été conçu dans l'iniquité et que ma mère m'a enfanté dans le péché" (Ps 51,7), qui pourrait être sans faute dans le monde après être venu au monde avec la faute ? Le même prophète dit à ce sujet : "Aucun homme n'est juste à vos yeux." (Ps 143,2). Et Salomon déclare : "Il n'y a pas sur terre d'homme juste qui fasse le bien et qui ne pèche pas." (Qo 7,20). Dans le même sens, Jean affirme : "Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous." (1 Jn 1,8). Et Jacques assure : "Nous péchons tous en beaucoup de choses." (Jc 3,2)

Il est en effet avéré qu'en tous ceux qui ont été conçus dans le plaisir de la chair, le prince de ce monde a trouvé quelque chose qui lui appartenait, soit dans leurs actions, soit dans leurs paroles, soit dans leurs pensées. Mais s'il n'a pu ensuite les entraîner, ni s'en emparer avant, c'est que le Christ, qui, sans qu'il le dût, a payé pour nous la dette de la mort, les a délivrés de leurs dettes; ainsi, nos dettes ne nous retiennent plus au pouvoir de notre ennemi, puisque le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ fait homme (cf. 1 Tm 2,5), s'est acquitté pour nous en toute gratuité d'une dette qu'il n'avait pas contractée. Car celui qui a livré pour nous son corps à la mort sans qu'il le dût, a délivré notre âme de la mort qui lui était due. Il affirme donc : "Il vient, le prince de ce monde, et il n'a rien en moi."

Aussi nous faut-il prendre soin de méditer chaque jour dans les larmes avec quelle furie et sous quel aspect terrifiant le prince de ce monde viendra, le jour de notre mort, nous réclamer ce qui en nous lui appartient, puisqu'il a osé s'adresser même à notre Dieu quand il mourait en sa chair, pour chercher en lui quelque chose [qui lui appartînt], sans rien pouvoir trouver.

9. Que pourrons-nous donc dire ou faire - malheureux hommes que nous sommes! - nous qui avons commis d'innombrables fautes ? Que déclarerons-nous à l'ennemi lorsqu'il cherchera et trouvera en nous beaucoup de choses lui appartenant, sinon cette seule vérité qui est pour nous un refuge assuré et une solide espérance, à savoir que nous ne faisons plus qu'un avec celui en qui le prince de ce monde a cherché quelque chose qui lui appartînt sans rien pouvoir trouver, puisque seul il est "libre parmi les morts" (Ps 88,6) ? Et nous sommes ainsi dès à présent délivrés de la servitude du péché par une liberté véritable, puisque nous sommes unis à celui qui est vraiment libre. Il est certain - nous ne pouvons le nier, et nous l'avouons même en toute loyauté - que le prince de ce monde a en nous beaucoup de choses qui lui appartiennent; il ne peut cependant s'emparer de nous à notre mort, puisque nous sommes devenus les membres de celui en qui il n'a rien.

Mais à quoi bon être unis à notre Rédempteur par la foi, si nous en sommes désunis par nos mÏurs ? N'est-ce pas lui-même qui affirme : "Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : ÐSeigneur, Seigneur!ð qui entreront dans le Royaume des cieux." (Mt 7, 21). Joignons donc la droiture des Ïuvres à la droiture de la foi. Effaçons chaque jour par nos gémissements nos mauvaises actions passées. Faisons triompher en nous la droiture des Ïuvres qu'inspire l'amour de Dieu et du prochain sur nos dérèglements d'hier. Ne refusons à nos frères aucun des services que nous pouvons leur rendre. Car il n'y a pour nous d'autre moyen de devenir membres de notre Rédempteur que d'adhérer à Dieu et de compatir aux souffrances de notre prochain.

10. Mais puisque les exemples entraînent souvent plus efficacement le cÏur des auditeurs à l'amour de Dieu et du prochain que les paroles, je vais porter à la connaissance de votre charité un miracle que notre cher fils, le diacre Epiphanius, ici présent, venu de la province d'Isaurie, a coutume de nous raconter. Il s'est passé dans une région voisine de la sienne, la Lycaonie. Il advint, nous dit Epiphanius, qu'un certain Martyrius, moine de vie très vénérable, sortit de son monastère pour rendre visite à un autre monastère, qui avait à sa tête un père spirituel. Tandis qu'il cheminait, il rencontra sur la route un lépreux aux membres défigurés par une multitude de plaies d'éléphantiasis. Ce pauvre homme voulait rentrer à son gîte, mais, épuisé, il n'en avait plus la force. Il disait avoir son gîte justement sur la route où le moine Martyrius s'avançait d'un bon pas. L'homme de Dieu, plein de pitié pour la fatigue du lépreux, jeta aussitôt à terre le manteau dont il était vêtu, l'étala, puis y déposa le lépreux avant de le charger sur son épaule en le maintenant bien serré dans son manteau; et reprenant sa route, il l'emporta avec lui. Comme il approchait déjà des portes du monastère, celui qui en était le père spirituel se mit à crier d'une voix forte : "Courez, ouvrez vite les portes du monastère : le frère Martyrius arrive en portant le Seigneur!" Aussitôt que Martyrius fut parvenu à l'entrée du monastère, celui qu'il croyait être un lépreux descendit de son dos et lui apparut tel qu'on a coutume de se représenter le Rédempteur du genre humain, le Christ Jésus, Dieu et homme. Puis, tout en s'élevant au ciel sous les yeux de Martyrius, il lui dit : "Martyrius, tu n'as pas rougi de moi sur la terre, je ne rougirai pas de toi au Ciel." Dès que le saint homme fut entré dans le monastère, le père du monastère lui demanda : "Frère Martyrius, où est celui que tu portais ?" Le frère lui répondit : "Ah! si j'avais su qui il était, je l'aurais retenu par les pieds." Et il racontait que lorsqu'il le portait, il ne sentait pas du tout son poids. Ce qui n'a rien d'étonnant : comment aurait-il pu sentir son poids, puisqu'il portait celui qui le portait ?

Tout ceci doit nous apprendre quel pouvoir nous donne notre compassion fraternelle, et quelle force ont les entrailles de miséricorde pour nous unir au Dieu tout-puissant. Car c'est en nous rabaissant au-dessous de nous par compassion pour le prochain que nous nous rapprochons de celui qui est au-dessus de tout. Si nul ne peut, quant aux choses corporelles, atteindre les hauteurs sans tendre vers elles, il est bien évident, quant aux choses spirituelles, que nous approchons des hauteurs avec d'autant plus de vérité que nous laissons la compassion nous attirer [vers le bas].

Voyez le Rédempteur du genre humain. Dans son désir de nous amener au bien, il ne lui a pas suffi d'affirmer qu'il nous dirait lors du jugement dernier : "Toutes les fois que vous l'avez fait à l'un des plus petits d'entre mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait" (Mt 25,40), mais il a encore manifesté cette vérité en lui-même avant le jugement : il nous a montré que les bons services que nous rendons maintenant aux miséreux, c'est bien à lui que nous les offrons, puisque nous les accomplissons par amour de lui. Et l'on recevra une récompense d'autant plus grande qu'on se sera abstenu de dédaigner un pauvre qui paraissait devoir être davantage dédaigné. Quelle chair est plus haute en dignité parmi les hommes que celle du Christ, qui a été élevée au-dessus des anges ? Et quelle chair est plus abjecte parmi les hommes que la chair des lépreux, crevassée par des plaies purulentes et dégageant une odeur fétide ? Mais voici que le Christ est apparu sous l'aspect d'un lépreux, et que celui qui doit être révéré au-dessus de tous n'a pas craint de se montrer méprisé au-dessous de tous. Pourquoi cela ? N'est-ce pas pour nous faire prendre garde, nous qui sommes si lents à comprendre, que celui qui se hâte d'aller prendre place près du Seigneur au Ciel ne doit pas refuser de se laisser humilier sur la terre, ni de se montrer compatissant pour ses frères, fussent-ils abjects et méprisables ?

J'avais décidé de parler brièvement à votre charité; mais puisque la voie de l'homme n'est pas en lui (cf. Jr 10,23), il ne peut retenir sa parole de suivre le cours que lui trace celui-là même dont nous parlons, Lui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.